DDT, dommages épigénétiques et justice environnementale transgénérationnelle
L’aspect unique des travaux émergents sur les effets épigénétiques du DDT est que nous avons maintenant de bonnes raisons de croire que le DDT aura des effets négatifs sur les générations futures. Cela soulève des questions de justice environnementale intergénérationnelle. La justice environnementale concerne la répartition des charges et des avantages sur les individus via des pratiques qui affectent notre environnement. Dans son travail, Kristin Shrader-Frechette identifie la justice environnementale comme étant axée sur les charges disproportionnées auxquelles sont confrontés les individus et les groupes socialement défavorisés (par exemple, les pauvres et les minorités raciales et ethniques). Il existe aujourd’hui de nombreux témoignages de ces individus et groupes qui subissent les effets néfastes de la dégradation de l’environnement. L’utilisation du DDT dans le monde en développement semble être un cas de plus dans cette triste histoire. Certains éléments de preuve suggèrent que la génération actuelle souffre de l’exposition au DDT. Les travaux récents cités ci-dessus indiquent des risques pour la santé des descendants des personnes exposées actuellement. Ainsi, les dommages ne se manifesteront pleinement qu’au cours d’un certain nombre de générations. C’est pourquoi l’utilisation du DDT est également une question de justice intergénérationnelle.
La prise en compte de la justice intergénérationnelle nous invite à examiner comment nos pratiques et nos activités imposeront des charges (et des avantages) à ceux qui habiteront le monde dans 50 ou 100 ou 500 ans . Nous avons maintenant de bonnes raisons de croire, sur la base des preuves discutées ci-dessus, que l’utilisation du DDT imposera des fardeaux aux individus des deux ou quatre prochaines générations, au moins, alors que la génération actuelle bénéficie des avantages de son utilisation. Comme nous le verrons plus loin, les questions de justice intergénérationnelle diffèrent d’autres types de décisions. Toutes les parties concernées ne sont pas connues à l’avance car certaines n’existent pas encore. Les personnes qui existeront à l’avenir, et les déficits de santé auxquels elles pourraient être confrontées, sont déterminés par les décisions prises aujourd’hui, tant au niveau individuel que politique. Bien entendu, la question de savoir ce que la génération actuelle doit aux générations futures est grandement compliquée par le problème de la non-identité et les questions connexes . Nous aborderons directement ces complications dans un travail futur, bien qu’ici nous espérons limiter nos affirmations afin d’éviter les questions les plus difficiles soulevées par ce problème.
Nous caractérisons les questions éthiques en termes d’injustice environnementale parce que ceux qui pourraient vivre dans le futur sont le groupe ultime socialement désemparé. Ils ne peuvent avoir aucune influence ni aucun contrôle sur les conditions environnementales qui affecteront leur bien-être. Ils sont vulnérables aux préjudices et n’ont aucune possibilité claire de bénéficier de l’utilisation du DDT par la génération actuelle.
Le cas provisoire selon lequel les impacts de l’utilisation actuelle du DDT sur les générations futures est un exemple d’injustice environnementale intergénérationnelle peut être développé en termes de trois préoccupations morales. Premièrement, la progéniture de ceux qui sont exposés à des niveaux élevés de DDT aujourd’hui est lésée dans la mesure où les intérêts de la santé de la progéniture sont retardés par l’exposition ancestrale. Le principe de non-malfaisance exprime de manière concise la conviction morale largement répandue selon laquelle il est mauvais de nuire à autrui, toutes choses égales par ailleurs. En supposant que toute progéniture d’individus exposés au DDT sera lésée par l’exposition ancestrale, le principe de non-malfaisance s’applique, même aux générations futures. Deuxièmement, alors que de nombreux individus pourraient consentir à subir un risque ou un dommage réel, en échange d’un avantage compensatoire, la progéniture ne peut pas consentir avant l’apparition du mécanisme du dommage. Cela viole le respect de l’autonomie, qui s’exprimerait autrement, partiellement, dans la capacité de consentir en connaissance de cause à assumer un risque ou un préjudice. Bien entendu, ceux qui n’existent pas encore n’ont pas d’autonomie à respecter. Ils ne peuvent donc pas consentir à assumer les dommages épigénétiques qui affecteront ceux qui viendront à exister. Enfin, le principe de justice exige que les avantages et les charges (y compris les préjudices) soient distribués d’une manière qui respecte certains principes. L’utilisation de DDT affectant les générations futures par des dommages épigénétiques semble être un bon exemple provisoire d’une imposition injuste de dommages sans avantage correspondant. À tout le moins, la justice semble exiger que toute personne susceptible d’être lésée par une action prise aujourd’hui puisse avoir une « place à la table » dans la discussion sur l’utilisation de substances comme le DDT. Les trois principes discutés ici sont élaborés et défendus dans Beauchamp & Childress (tableau 1).
Une objection pourrait dire que si le DDT n’avait pas été utilisé dans la génération actuelle (F0), alors les membres d’une génération future (F3) qui sont la progéniture de F0 pourraient ne pas avoir existé (Figure 1). Les membres de la génération F0 auraient pu mourir du paludisme avant d’avoir des enfants. Ainsi, la cause présumée du préjudice causé à la génération F3, l’utilisation de DDT dans la génération F0, pourrait en fait faire partie de ce qui permet à la génération F3 d’exister. Comment cela pourrait-il affecter l’affirmation provisoire que l’utilisation actuelle du DDT (dans F0) est éthiquement suspecte ? Premièrement, le fait que l’objection existe ne justifie pas immédiatement le statu quo. L’objection est basée sur un certain nombre d’affirmations conditionnelles. Par exemple, si les membres de F3 ne venaient jamais à exister, ils ne seraient pas lésés par le fait de ne pas exister . Le problème de la non-identité soulève des questions complexes et notoires : pourquoi serait-il mal de faire exister une personne qui souffre de déficits de santé, mais qui n’existerait pas sans le mécanisme qui a également causé ces déficits ? Nous manquons ici d’espace pour répondre pleinement à cette préoccupation, mais nous espérons, dans le cadre de travaux futurs, développer un compte rendu de l’action erronée basé sur les agents qui puisse être utilisé pour répondre aux implications contre-intuitives du problème de non-identité. Wasserman soutient que les raisons d’agir d’un agent peuvent être la cible d’une évaluation éthique. Les agents qui agissent par vice moral ou par absence de vertu peuvent être critiqués sur le plan éthique, même en tenant compte du problème de non-identité. Nous espérons développer cette approche basée sur les agents pour traiter des actions qui ont des implications transgénérationnelles. Bien qu’il ne soit pas clair pour nous que l’utilisation actuelle du DDT soit manifestement mauvaise, elle nécessite maintenant, selon nous, une justification plus élaborée étant donné ses effets épigénétiques.
Que les décès des membres de F0 soient évitables, via la prévention du paludisme, soulève effectivement une préoccupation éthique en soi (là encore, le principe de non-malfaisance serait pertinent). Mais s’il existe d’autres moyens de prévenir les décès dus au paludisme dans F0, nous devrions évidemment les envisager. Un certain nombre de pesticides organochlorés ayant une demi-vie plus courte (par exemple, le méthoxychlore, l’aldrine, la dieldrine et l’eldrine) ont été utilisés et il a été démontré qu’ils ne sont pas des contaminants environnementaux aussi persistants. Des pesticides développés plus récemment, tels que la bifenthrine, le chlorfenapyr et le pirimiphos, se sont avérés efficaces pour remplacer le DDT. Bien que les alternatives comme le méthoxychlore puissent favoriser les maladies transgénérationnelles, des pesticides plus récents comme les nicotinoïdes sont également des alternatives à considérer. Il est clair que des facteurs tels que le coût et la demi-vie, qui nécessiteraient une distribution plus fréquente, sont des facteurs à prendre en compte dans le processus de prise de décision. Cependant, à mesure que nous comprenons mieux les déficits sanitaires des générations futures dus à l’utilisation du DDT par la génération actuelle, l’équilibre des charges peut s’en trouver considérablement modifié. Le « coût réel » de l’utilisation du pesticide moins coûteux et à longue demi-vie est transféré aux membres de la génération F3 qui subissent ce coût en termes de déficits de santé et d’argent nécessaire, si possible, pour corriger ou améliorer ces déficits de santé. Leur vie et leur bien-être ne peuvent pas être escomptés de la même manière que les économistes escomptent les marchandises futures. Ainsi, tout coût futur des soins de santé causé par des mesures prises aujourd’hui doit être intégré dans une évaluation coûts-avantages. Nous ne prétendons pas avoir mis au point ce processus décisionnel, mais nous soutenons que les nouvelles préoccupations concernant les dommages épigénétiques et l’héritage transgénérationnel devraient recadrer ce processus. Les décideurs politiques doivent intégrer ces considérations de justice transgénérationnelle dans leurs délibérations.
Les préoccupations concernant le bien-être des membres de la génération F0, ainsi que des membres de la génération F3, semblent appeler une sorte de compromis ou d’équilibre entre les avantages et les charges. Bien que nous n’ayons pas la place ici d’examiner pleinement toutes les ramifications de ce compromis, nous pensons qu’il est important de reconnaître que la décision d’utiliser le DDT dans la génération actuelle a cette implication. Très brièvement, nous notons que la génération F0 pourrait bénéficier de l’utilisation du DDT par la préservation de la vie et de la santé (absence de paludisme) de la génération actuelle. La génération F0 pourrait également subir certains fardeaux associés à son exposition au DDT. Et, la génération F0 pourrait subir des inconvénients si le DDT n’est pas utilisé. Cependant, la génération F3 ne serait pas lésée par la non-utilisation du DDT, que cette dernière ait ou non nui à la génération F0. Dans un scénario où les membres de la génération F3 n’existent jamais parce que leurs arrière-grands-parents sont morts avant de se reproduire, il ne peut y avoir de préjudice pour ceux qui n’existent pas encore, ou qui n’existeront jamais. Les membres de la génération F3 seraient lésés, toujours en faisant appel aux récentes découvertes épigénétiques, si le DDT était utilisé. Enfin, il nous semble important qu’un mécanisme qui pourrait permettre de vivre (l’utilisation du DDT) soit aussi un mécanisme qui cause des déficits de santé. L’éthique de la reproduction est sûrement compliquée, mais, encore une fois, il n’est pas évident qu’assurer l’existence de F3 en induisant des dommages chez ceux qui viennent à exister soit une action évidemment juste.