Médée – Tragédies grecques – Introduction
Thèmes majeurs
- Passion et rage
Médée est une femme au comportement et aux émotions extrêmes. Pour son amour passionné pour Jason, elle a tout sacrifié, commettant en son nom des actes innommables. Mais la trahison de ce dernier a transformé la passion en rage. Son cœur violent et impétueux, autrefois dévoué à Jason, est maintenant déterminé à le détruire. Les Grecs s’intéressaient beaucoup aux extrêmes de l’émotion et aux conséquences d’une émotion non maîtrisée ; ils avaient également tendance à considérer la passion et la rage comme faisant partie intégrante de la grandeur. Médée est un exemple de passion poussée à l’extrême, dans une femme qui, de façon perverse, choisit la rage plutôt que la pitié et la raison.
- Revanche
L’attrait séduisant de la vengeance fait partie de la popularité durable de la pièce. Médée est prête à tout sacrifier pour que sa vengeance soit parfaite. Elle assassine ses propres enfants, paradoxalement, pour les protéger de la contre-révanche de ses ennemis ; elle les tue aussi pour blesser Jason, bien qu’en les tuant elle se condamne à une vie de remords et de chagrin. Mais une partie de l’attrait de Médée est son pouvoir en tant que fantasme de vengeance ; tout comme Médée, nous avons tous, à un moment ou à un autre, été assaillis par des ennemis dont le pouvoir est institutionnellement protégé et injuste. Et comme Médée, nous avons fantasmé sur la satisfaction d’une vengeance parfaite. Comme le Chorus, nous regardons Médée avec un mélange d’horreur et d’excitation.
- Grandeur et orgueil
Les Grecs étaient fascinés par la mince frontière entre la grandeur et l’orgueil démesuré. Tout au long de leur littérature, on a le sentiment que les mêmes traits qui font la grandeur d’un homme ou d’une femme peuvent conduire à leur destruction. Euripide joue ici avec l’idée de grandeur, souvent avec des effets surprenants. Médée a l’étoffe d’un grand héros, mais Euripide déforme et disloque ces traits, tordant certaines des conventions de son art. Sa grandeur d’intelligence et son égocentrisme ne font aucun doute, mais le champ réduit pour ces talents la transforme en monstre.
La fierté, étroitement liée à la grandeur, est de même déformée. Alors que de nombreuses tragédies nous procurent une sorte de satisfaction propre au tragique, toute satisfaction tirée de l’observation de Médée prend une forme perverse. L’orgueil de Médée la pousse à des actions inutilement brutales. Il y a un énorme sentiment de gâchis. Elle accomplit pleinement sa vengeance, puis pousse la brutalité un peu plus loin, au-delà des limites du mythe, en tuant ses propres enfants (ajout d’Euripide à l’histoire). C’est l’orgueil endommagé et déformé d’une femme, méprisée pour son sexe et son origine barbare, qui est néanmoins supérieure à tous ceux qui l’entourent. Après tout ce qu’elle a souffert, d’une certaine manière, Médée est plus furieuse lorsqu’elle est ridiculisée par des imbéciles.
- La position des femmes
Euripide était fasciné par les femmes et les contradictions du système grec sexe-genre ; son traitement du genre est le plus sophistiqué que l’on puisse trouver dans les œuvres d’un auteur grec antique. Le discours d’ouverture de Médée au Chœur est la déclaration la plus éloquente de la littérature grecque classique sur les injustices dont sont victimes les femmes. Il reconnaît également que la position des femmes, et leur subordination aux hommes, est inextricable du cœur même de l’ordre social en Grèce. La société grecque fonctionne grâce à l’injustice. Athènes, une ville qui se targuait d’être plus libre que les dictatures voisines, était néanmoins une ville qui dépendait du travail des esclaves et de l’oppression des femmes. (L’excuse typique offerte par les admirateurs d’Athènes est que toutes les sociétés anciennes étaient sexistes et dépendaient du travail des esclaves ; cette généralité est fausse. De nombreuses sociétés étaient plus généreuses dans leur traitement des femmes que les Grecs ; et de nombreuses sociétés fonctionnaient, même dans le monde antique, sans le travail des esclaves). Euripide était conscient de ces hypocrisies, et il soulignait souvent les façons dont la société grecque tentait d’effacer ou d’excuser les injustices qu’elle perpétuait.
Dans le même temps, Médée n’est pas exactement un modèle féministe. Euripide montre les difficultés qui frappent les femmes, mais il ne nous donne pas d’héroïnes vierges et ternes. Il nous donne de vraies femmes, qui ont souffert et sont devenues tordues par leur souffrance. Ce que nous voyons n’est pas une histoire de libération féminine, mais une guerre entre les sexes dont tous sortent marqués.
- L’Autre
L’Autre est un thème clé. L’extranéité de Médée est soulignée dès le début : la Nourrice, dès les premières lignes, nous rappelle que Médée vient d’un pays lointain et exotique. Plusieurs points doivent être pris en compte dans la réflexion sur cet aspect de la pièce. Rappelons que l’Autre est un concept complexe et multiforme : il comprend l’étranger, l’exotique, l’inconnu, la peur. L’Autre est également essentiel à la définition de soi : lorsque les Grecs attribuent certains traits aux barbares, ils sous-entendent certaines choses sur eux-mêmes. Les barbares sont sauvages ; nous, les Grecs, ne le sommes pas. Les barbares sont superstitieux, nous, les Grecs, sommes rationnels. Mais tout au long de la pièce, Euripide déstabilise ces binaires faciles. Il va montrer, comme il le fait dans d’autres pièces, que l’Autre n’est pas exclusivement quelque chose d’extérieur à la Grèce. Les idées que les Grecs se font d’eux-mêmes sont souvent fausses. Il y a beaucoup de choses, pour les Grecs et pour nous, que nous ne connaissons pas sur nous-mêmes.
- Exil
Le public moderne a du mal à concevoir l’horreur de l’exil pour les Grecs anciens. La cité-état d’une personne était son foyer et son protecteur ; errer, sans amis ni abri, était considéré comme un sort aussi horrible que la mort. Médée, pour le bien de son mari, s’est faite exilée. Elle est loin de chez elle, sans famille ni amis pour la protéger. Dans son excès de zèle à défendre les intérêts de son mari, elle a également fait de leur famille des exilés à Corinthe. À cause de ses actions à Iolcus, Jason ne peut pas rentrer chez lui. Leur position est vulnérable. Jason, héros de la Toison d’or (bien qu’Euripide souligne que Médée était le véritable agent du succès de la quête) est maintenant un vagabond. Son mariage est astucieux et calculateur : il prend une épouse de la famille royale de Corinthe. Il est infidèle, mais il n’a pas tort lorsqu’il fait valoir à Médée que quelque chose devait être fait pour assurer la sécurité de leur famille.
Euripide relie les thèmes de l’exil et de la position des femmes. En insistant sur les circonstances que les femmes doivent supporter après le mariage (quitter le foyer, vivre parmi les étrangers), Médée rappelle les conditions de l’exil. Sa position est donc doublement grave, puisqu’elle est exilée au sens ordinaire du terme et exilée au sens où toutes les femmes le sont. Elle est aussi une étrangère, et donc, pour les Grecs, elle sera toujours une « barbare ».
- Cleverness
Euripide met l’accent sur la ruse et l’intelligence de Médée. Ces traits de caractère, qui devraient être admirés, sont également source de souffrance pour Médée. Ce thème est lié à celui de l’orgueil et à celui de la position de la femme. Médée dit à Créon qu’il est préférable de naître stupide, car les hommes méprisent les intelligents. Une partie de sa difficulté réside dans le fait qu’elle n’a pas de véritable débouché pour ses dons. Eleanor Wilner appelle Médée « une Machiavel sans pays à gouverner » (4). Sa force, son intelligence et sa volonté dépassent toutes sa condition. Les Grecs, bien qu’ils aient un certain respect pour elle, la traitent souvent avec suffisance à cause de son sexe et de ses origines barbares. Elle est entourée de personnes moins intelligentes et moins ingénieuses qu’elle, mais le pouvoir social et le respect leur appartiennent. Rappelez-vous qu’Aristote considérait que la femme « intelligente sans scrupules » était si répugnante qu’elle était un sujet impropre au théâtre ; sa déclaration reflète les attitudes typiquement grecques. Médée est méprisée pour des talents qui devraient lui valoir des éloges ; elle est aussi terriblement libre. Parce qu’elle est étrangère à l’ordre normal, elle se comporte sans retenue ni moralité. Son génie, privé d’un empire à construire, sera plutôt utilisé sur le terrain de jeu plus petit de la vengeance personnelle.
- Manipulation
La manipulation est un thème important. Médée, Jason et Créon s’essaient tous à la manipulation. Jason s’est servi de Médée dans le passé ; il manipule maintenant la famille royale de Corinthe pour parvenir à ses propres fins. Créon a fait un mariage profitable entre sa fille et Jason, dans l’espoir de profiter de la renommée de Jason en tant que héros de la Toison d’or. Mais Médée est le maître de la manipulation. Médée joue parfaitement sur les faiblesses et les besoins de ses ennemis comme de ses amis. Médée joue sur la pitié de Créon, et sur la coûteuse sous-estimation de la sorcière par le vieux roi. Avec Égée, elle utilise ses compétences comme monnaie d’échange et profite de la douceur du roi pour obtenir de lui un serment contraignant. Contre Jason, elle utilise sa propre superficialité, son orgueil immérité et son désir de domination. Elle joue le rôle de la femme flattée et soumise, pour le plaisir et la satisfaction de son mari. Jason se laisse prendre au jeu, démontrant ainsi son manque de perspicacité et sa volonté d’être dupé par ses propres fantasmes.