Nouvelle montée de la Prusse et des Hohenzollern
L’émergence des Hohenzollern de Prusse en tant que rivaux des Habsbourg et le début du dualisme austro-prussien créent la possibilité d’inverser le processus de décentralisation civique qui prévalait en Allemagne depuis la fin du Moyen Âge. Les intérêts des princes territoriaux du Saint-Empire romain germanique les inclinaient à une politique de particularisme, tandis que le gouvernement autrichien, avec ses territoires flamands, italiens, slaves et magyars, ne pouvait pas devenir par la force des choses l’instrument de l’unification allemande. La Prusse, en revanche, était suffisamment forte sur le plan militaire et homogène sur le plan ethnique pour faire de la consolidation nationale l’objet principal de son action politique. Pourtant, au 18e siècle, aucun dirigeant prussien ne pensait en termes nationaux. L’intention de Frédéric II (Frédéric le Grand) et de ses successeurs Frédéric Guillaume II et Frédéric Guillaume III était de poursuivre des objectifs dynastiques plutôt que nationaux. Comme les petits princes d’Allemagne, ils ne cherchaient qu’à maintenir et à étendre leur autorité face à la revendication de la suprématie impériale. Loin de vouloir mettre fin à la désunion de l’Allemagne, ils espéraient la prolonger et l’exploiter. Les historiens patriotes prussophiles qui, cent ans plus tard, affirmaient que ce que Bismarck avait réalisé était la consommation de ce que Frédéric avait cherché, laissaient le présent déformer leur compréhension du passé. En fait, le plus grand des Hohenzollern était resté aussi indifférent aux faiblesses politiques flagrantes de sa nation qu’à ses grandes réalisations culturelles. Son attitude à l’égard du système constitutionnel du Saint Empire romain germanique était semblable à celle des princes égoïstes qui étaient ses voisins et dont il ne se distinguait que par son talent et sa puissance. Il pouvait mépriser leur mode de vie sybaritique, mais politiquement, il voulait ce qu’ils voulaient – à savoir, la liberté de rechercher l’avantage de sa dynastie sans se soucier des intérêts de l’Allemagne dans son ensemble.
Sa préoccupation pour le bien-être de son État plutôt que pour celui de sa nation est apparente dans la stratégie par laquelle il a essayé de contrôler les ambitions des Habsbourg après la guerre de Sept Ans (1756-63). Pendant la première moitié de son règne, il s’était principalement appuyé sur la force militaire pour faire avancer ses intérêts dynastiques aux dépens des Habsbourg. Dans la seconde moitié, il préféra employer les armes de la diplomatie pour parvenir au même but. En 1777, la dynastie régnante de Bavière prend fin avec la mort de Maximilien Joseph. L’électeur du Palatinat, le Wittelsbach Charles Théodore, est désormais le maître du territoire des Wittelsbach en Bavière. Sans héritiers légitimes et sans affection pour ses possessions orientales nouvellement acquises, il accepte le plan proposé par l’empereur Joseph II de céder une partie des terres bavaroises à l’Autriche. Mais toute augmentation de la puissance des Habsbourg est inacceptable pour Frédéric le Grand. Avec l’approbation tacite de la plupart des princes de l’empire, il déclara la guerre à l’Autriche en 1778, espérant que d’autres États d’Europe centrale et d’ailleurs se joindraient à lui. Il fut déçu dans cette attente. S’attendant à un succès facile, Joseph se découragea également devant les difficultés qu’il rencontra. La guerre de succession de Bavière s’éternise de l’été 1778 au printemps 1779, sans qu’aucun des deux camps n’améliore sa réputation de prouesse militaire. Il y a beaucoup de va-et-vient, tandis que les soldats affamés cherchent de la nourriture dans ce que l’on a appelé la « guerre de la pomme de terre ». Le résultat est le traité de Teschen (mai 1779), par lequel le gouvernement autrichien abandonne toute revendication sur le territoire bavarois, à l’exception d’une petite bande le long de la rivière Inn. Le conflit n’avait apporté à Frédéric aucune victoire militaire significative, mais il avait réussi à frustrer l’ambition des Habsbourg.
Joseph II, cependant, était un adversaire obstiné. En 1785, il avance à nouveau un plan d’acquisition des terres de Wittelsbach, cette fois à une échelle encore plus ambitieuse. Il propose à Charles-Théodore rien de moins qu’un échange pur et simple des Pays-Bas autrichiens contre toute la Bavière. En d’autres termes, l’empereur propose de céder ses lointaines possessions de la mer du Nord, difficiles à défendre, contre un territoire contigu et une population assimilable. Ce projet va bien au-delà de celui que la Prusse a vaincu sept ans auparavant, et Frédéric s’y oppose avec la même détermination. Il espérait obtenir l’aide diplomatique de la France et de la Russie contre ce qu’il considérait comme une tentative de bouleverser l’équilibre des forces en Europe centrale. Mais, plus encore, il réussit à former le Fürstenbund (Ligue des princes), auquel adhèrent 17 des plus importants souverains d’Allemagne. Les membres s’engagent à maintenir la loi fondamentale de l’empire et à défendre les possessions des gouvernements inclus dans ses frontières. L’opposition croissante à l’absorption de la Bavière par l’Autriche persuade Joseph que les risques inhérents à son plan l’emportent sur ses avantages. L’échange de territoires proposé est abandonné, et Frédéric peut célébrer un nouveau triomphe de sa politique, le dernier d’une carrière illustre. Mais l’association de princes qu’il avait fondée n’a pas survécu à son auteur. Son seul objectif avait été d’empêcher l’hégémonie des Habsbourg. Une fois le danger passé, elle a perdu la seule justification de son existence. Les nationalistes qui ont soutenu plus tard qu’elle préfigurait la création de l’Empire allemand ont mal compris ses origines et ses objectifs. Elle n’a jamais été qu’une arme dans la lutte pour la préservation d’une forme décentralisée de gouvernement en Allemagne.
La subordination par les Hohenzollern des intérêts nationaux aux intérêts dynastiques était encore plus évidente lors des partages de la Pologne. Frédéric le Grand fut le principal architecte de la première partition, celle de 1772, par laquelle le royaume mal famé perdit environ un cinquième de ses habitants et un quart de son territoire au profit de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche. Son successeur, Frédéric Guillaume II, contribua à achever la destruction de l’État polonais par les partages de 1793 (entre la Prusse et la Russie) et de 1795 (entre la Prusse, la Russie et l’Autriche). Le résultat ne pouvait qu’être un renforcement du rôle de la Prusse en Europe, mais aussi une diminution de son intérêt pour l’Allemagne. Les Hohenzollern se sont volontairement engagés dans une voie qui, à terme, aurait transformé leur royaume en un État binational comparable à l’empire des Habsbourg. La population allemande des anciennes provinces aurait été contrebalancée par la population slave des nouvelles ; la foi protestante des Brandebourgeois et des Prussiens aurait dû partager son influence avec le catholicisme romain des Polonais ; la capitale de Berlin aurait trouvé une concurrente dans la capitale de Varsovie. En bref, le centre de gravité de l’État se serait déplacé vers l’est, loin des problèmes et des intérêts du Saint Empire romain germanique. Pourtant, les dirigeants de la Prusse n’ont pas reculé devant une politique susceptible d’avoir des conséquences aussi importantes. Ils n’ont jamais envisagé de sacrifier l’avantage que leur État tirerait d’un élargissement de ses ressources afin d’assumer le rôle d’unificateur de leur nation. Une telle attitude politique aurait été un anachronisme à l’époque de l’absolutisme princier en Allemagne. Ce n’est pas un dessein mais un accident qui, avant longtemps, a conduit à l’abandon par la Prusse de la plupart de ses possessions polonaises et qui lui a ainsi permis de jouer un rôle de premier plan dans les affaires de l’Allemagne.