Sign In
Arts & Culture
En 1982, Paul Auster écrivait cette introduction à Sur la corde raide de Philippe Petit, qui sera réédité par New Directions à la fin du mois.
Photo : Michael Kerstgens/Collection Philippe Petit.
J’ai croisé Philippe Petit pour la première fois en 1971. J’étais à Paris, je marchais sur le boulevard Montparnasse, quand je suis tombé sur un grand cercle de personnes qui se tenaient silencieusement sur le trottoir. Il semblait évident que quelque chose se passait à l’intérieur de ce cercle, et je voulais savoir ce que c’était. J’ai joué des coudes pour passer devant plusieurs badauds, je me suis mis sur la pointe des pieds et j’ai aperçu un jeune homme de petite taille au centre. Tout ce qu’il portait était noir : ses chaussures, son pantalon, sa chemise, même le haut-de-forme en soie abîmé qu’il portait sur la tête. Les cheveux qui dépassaient de sous le chapeau étaient d’un blond-roux clair, et le visage en dessous était si pâle, si dépourvu de couleur, que j’ai d’abord cru qu’il portait un visage blanc.
Le jeune homme jonglait, faisait du monocycle, exécutait des petits tours de magie. Il jonglait avec des balles en caoutchouc, des massues en bois et des torches enflammées, aussi bien debout sur le sol qu’assis sur son monocycle, passant d’une chose à l’autre sans interruption. À ma grande surprise, il faisait tout cela en silence. Un cercle de craie avait été tracé sur le trottoir, et empêchant scrupuleusement tout spectateur d’entrer dans cet espace – avec un geste persuasif de mime – il a accompli sa performance avec une telle férocité et une telle intelligence qu’il était impossible de s’arrêter de regarder.
Contrairement aux autres artistes de rue, il ne jouait pas avec la foule. Au contraire, c’était comme s’il avait permis au public de partager le fonctionnement de ses pensées, qu’il nous avait mis au courant de quelque obsession profonde et inarticulée en lui. Pourtant, il n’y avait rien d’ouvertement personnel dans ce qu’il faisait. Tout était révélé métaphoriquement, comme à distance, par le biais de la performance. Son jonglage était précis et impliqué, comme une conversation qu’il tenait avec lui-même. Il élaborait les combinaisons les plus complexes, des motifs mathématiques compliqués, des arabesques d’une beauté insensée, tout en gardant ses gestes aussi simples que possible. A travers tout cela, il parvenait à dégager un charme hypnotique, oscillant quelque part entre le démon et le clown. Personne n’a dit un mot. C’était comme si son silence était un ordre pour les autres de se taire également. La foule regardait, et une fois le spectacle terminé, tout le monde mettait de l’argent dans le chapeau. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais rien vu de tel auparavant.
La fois suivante où j’ai croisé le chemin de Philippe Petit, c’était plusieurs semaines plus tard. C’était tard dans la nuit – peut-être une ou deux heures du matin – et je marchais le long d’un quai de la Seine, non loin de Notre-Dame. Soudain, de l’autre côté de la rue, j’ai aperçu plusieurs jeunes gens qui se déplaçaient rapidement dans l’obscurité. Ils portaient des cordes, des câbles, des outils et de lourdes sacoches. Curieux comme toujours, je leur ai emboîté le pas depuis mon côté de la rue et j’ai reconnu dans l’un d’eux le jongleur du boulevard Montparnasse. J’ai su immédiatement que quelque chose allait se passer. Mais je ne pouvais pas commencer à imaginer ce que c’était.
Le lendemain, à la une de l’International Herald Tribune, j’ai eu ma réponse. Un jeune homme avait tendu un fil entre les tours de la cathédrale Notre-Dame et avait marché, jonglé et dansé dessus pendant trois heures, stupéfiant les foules de gens en bas. Personne ne savait comment il avait installé son fil ni comment il avait réussi à échapper à l’attention des autorités. À son retour au sol, il avait été arrêté, accusé de troubler la paix et de divers autres délits. C’est dans cet article que j’ai appris son nom : Philippe Petit. Il n’y avait pas le moindre doute dans mon esprit que lui et le jongleur étaient la même personne.
Cette escapade à Notre-Dame m’a profondément marqué, et j’ai continué à y penser au cours des années qui ont suivi. Chaque fois que je passais devant Notre-Dame, je revoyais la photographie qui avait été publiée dans le journal : un fil presque invisible tendu entre les énormes tours de la cathédrale, et là, en plein milieu, comme suspendue comme par magie dans l’espace, la plus minuscule des silhouettes humaines, un point de vie contre le ciel. Il m’était impossible de ne pas ajouter cette image souvenir à la cathédrale réelle que j’avais sous les yeux, comme si ce vieux monument de Paris, construit il y a si longtemps à la gloire de Dieu, avait été transformé en quelque chose d’autre. Mais en quoi ? Il m’était difficile de le dire. En quelque chose de plus humain, peut-être. Comme si ses pierres portaient désormais la marque d’un homme. Et pourtant, il n’y avait pas de véritable marque. J’avais fait cette marque avec mon propre esprit, et elle n’existait que dans ma mémoire. Et pourtant, l’évidence était irréfutable : ma perception de Paris avait changé. Je ne le voyais plus de la même manière.
C’est, bien sûr, une chose extraordinaire de marcher sur un fil à une telle hauteur du sol. Voir quelqu’un le faire déclenche en nous une excitation presque palpable. En fait, compte tenu du courage et de l’habileté nécessaires, il y a probablement peu de gens qui ne voudraient pas le faire eux-mêmes. Et pourtant, l’art du funambulisme n’a jamais été pris au sérieux. Parce que le funambulisme a généralement lieu dans un cirque, on lui attribue automatiquement un statut marginal. Le cirque, après tout, c’est pour les enfants, et que savent les enfants de l’art ? Nous, les adultes, avons des choses plus importantes à penser. Il y a l’art de la musique, l’art de la peinture, l’art de la sculpture, l’art de la poésie, l’art de la prose, l’art du théâtre, l’art de la danse, l’art de la cuisine, l’art de vivre. Mais l’art du funambulisme ? Le terme même semble risible. Si les gens s’arrêtent un tant soit peu pour penser à la corde raide, ils la catégorisent généralement comme une forme mineure d’athlétisme.
Il y a, aussi, le problème du spectacle. Je veux parler des cascades folles, de l’autopromotion vulgaire, de la faim de publicité qui est partout autour de nous. Nous vivons à une époque où les gens semblent prêts à faire n’importe quoi pour un peu d’attention. Et le public accepte cela, en accordant la notoriété ou la célébrité à quiconque est assez courageux ou assez fou pour faire cet effort. En règle générale, plus la cascade est dangereuse, plus la reconnaissance est grande. Traversez l’océan dans une baignoire, sautez quarante tonneaux en feu sur une moto, plongez dans l’East River du haut du pont de Brooklyn, et vous êtes sûr d’avoir votre nom dans les journaux, peut-être même une interview dans un talk-show. L’idiotie de ces pitreries est évidente. Je préfère de loin passer mon temps à regarder mon fils faire du vélo, roues de formation et tout le reste.
Le danger, cependant, est une partie inhérente de la marche à la corde raide. Lorsqu’un homme marche sur un fil à deux pouces du sol, nous ne réagissons pas de la même manière que lorsqu’il marche sur un fil à deux cents pieds du sol. Mais le danger n’est qu’une partie du problème. Contrairement au cascadeur, dont la performance est calculée pour souligner chaque risque effrayant, pour garder son public haletant de peur et d’une anticipation presque sadique du désastre, le bon funambule s’efforce de faire oublier les dangers à son public, de l’éloigner des pensées de mort par la beauté de ce qu’il fait sur le fil lui-même. Travaillant dans les plus grandes contraintes possibles, sur une scène large de quelques centimètres, le travail du funambule consiste à créer une sensation de liberté sans limite. Jongleur, danseur, acrobate, il exécute dans le ciel ce que les autres hommes se contentent d’exécuter au sol. Le désir est à la fois farfelu et parfaitement naturel, et son attrait, finalement, c’est sa totale inutilité. Aucun art, me semble-t-il, ne souligne aussi clairement la profonde impulsion esthétique qui est en nous tous. Chaque fois que nous voyons un homme marcher sur le fil, une partie de nous est là-haut avec lui. Contrairement aux performances des autres arts, l’expérience de la corde raide est directe, sans intermédiaire, simple et ne nécessite aucune explication. L’art est la chose elle-même, une vie dans sa délimitation la plus nue. Et s’il y a de la beauté là-dedans, c’est à cause de la beauté que nous ressentons à l’intérieur de nous-mêmes.
Il y a un autre élément du spectacle de Notre Dame qui m’a ému : le fait qu’il soit clandestin. Avec la minutie d’un braqueur de banque préparant un casse, Philippe avait fait son affaire en silence. Pas de conférence de presse, pas de publicité, pas d’affiches. La pureté de la chose était impressionnante. Car que pouvait-il espérer gagner ? Si le fil avait cassé, si l’installation avait été défectueuse, il serait mort. D’autre part, qu’apportait le succès ? Il n’a certainement pas gagné d’argent dans cette aventure. Il n’a même pas essayé de tirer profit de son bref moment de gloire. Au bout du compte, le seul résultat tangible a été un court séjour dans une prison parisienne.
Pourquoi l’a-t-il fait, alors ? Pour aucune autre raison, je crois, que pour éblouir le monde avec ce qu’il pouvait faire. Ayant vu son spectacle de jonglage austère et obsédant dans la rue, j’ai senti intuitivement que ses motivations n’étaient pas celles des autres hommes – ni même celles des autres artistes. Avec une ambition et une arrogance à la mesure du ciel, et en se fixant les exigences internes les plus strictes, il voulait, simplement, faire ce dont il était capable.
Après avoir vécu en France pendant quatre ans, je suis revenu à New York en juillet 1974. Pendant longtemps, je n’avais pas entendu parler de Philippe Petit, mais le souvenir de ce qui s’était passé à Paris était encore frais, une partie permanente de ma mythologie intérieure. Puis, un mois à peine après mon retour, Philippe a refait parler de lui, cette fois à New York, avec sa célèbre marche entre les tours du World Trade Center. C’était bon de savoir que Philippe continuait à réaliser ses rêves, et cela m’a donné le sentiment d’avoir choisi le bon moment pour revenir à la maison. New York est une ville plus généreuse que Paris, et les gens d’ici ont répondu avec enthousiasme à ce qu’il avait fait. Cependant, comme pour les suites de l’aventure de Notre-Dame, Philippe a gardé foi en sa vision. Il n’a pas essayé de tirer profit de sa nouvelle célébrité ; il a réussi à résister aux tentations des honky-tonk que l’Amérique est trop disposée à offrir. Aucun livre n’a été publié, aucun film n’a été tourné, aucun entrepreneur ne s’est emparé de lui pour le conditionner. Le fait que le World Trade Center ne l’ait pas rendu riche était presque aussi remarquable que l’événement lui-même. Mais la preuve en était là pour tous les New-Yorkais : Philippe a continué à gagner sa vie en jonglant dans les rues.
Les rues ont été son premier théâtre, et il prend toujours ses performances là-bas aussi sérieusement que son travail sur le fil. Tout a commencé très tôt pour lui. Né dans une famille française de la classe moyenne en 1949, il s’est initié à la magie à l’âge de six ans, à la jonglerie à douze ans, et au funambulisme quelques années plus tard. Entre-temps, tout en s’adonnant à des activités aussi variées que l’équitation, l’escalade, l’art et la menuiserie, il parvient à se faire renvoyer de neuf écoles. À seize ans, il entame une période de voyages incessants à travers le monde, se produisant comme jongleur de rue en Europe occidentale, en Russie, en Inde, en Australie et aux États-Unis. « J’ai appris à vivre par la ruse », a-t-il déclaré à propos de ces années. « J’ai offert des spectacles de jonglage partout, pour tout le monde – voyageant comme un troubadour avec mon vieux sac en cuir. J’ai appris à échapper à la police sur mon monocycle. J’ai eu faim comme un loup ; j’ai appris à contrôler ma vie. »
Mais c’est sur la corde raide que Philippe a concentré ses plus grandes ambitions. En 1973, deux ans seulement après la marche de Notre-Dame, il réalise une autre performance renégate à Sydney, en Australie : il tend son fil entre les pylônes nord du Harbour Bridge, le plus grand pont en arc en acier du monde. Après la marche sur le World Trade Center en 1974, il a traversé les grandes chutes de Paterson, dans le New Jersey, est apparu à la télévision pour une marche entre les flèches de la cathédrale de Laon, en France, et a également traversé le Superdome de la Nouvelle-Orléans devant quatre-vingt mille personnes. Cette dernière performance a eu lieu neuf mois seulement après une chute de quarante pieds depuis un fil incliné, dont il a souffert de plusieurs côtes cassées, d’un poumon effondré, d’une hanche brisée et d’un pancréas fracassé.
Philippe a également travaillé dans le cirque. Pendant un an, il a été une attraction vedette du Ringling Bros. and Barnum & Bailey, et de temps en temps, il a servi d’artiste invité au Big Apple Circus de New York. Mais le cirque traditionnel n’a jamais été le bon endroit pour les talents de Philippe, et il le sait. Il est un artiste trop solitaire et trop peu conventionnel pour s’intégrer confortablement dans le cadre strict du chapiteau commercial. Ses projets d’avenir sont bien plus importants pour lui : traverser les chutes du Niagara à pied ; marcher du sommet de l’opéra de Sydney au sommet du Harbour Bridge – une marche inclinée de plus d’un demi-mile. Comme il l’explique lui-même : « Parler de records ou de risques, c’est passer à côté de l’essentiel. Toute ma vie, j’ai cherché les endroits les plus étonnants à traverser – montagnes, chutes d’eau, bâtiments. Et si les plus belles randonnées sont aussi les plus longues ou les plus dangereuses, c’est bien. Mais ce n’est pas ce que j’ai cherché en premier lieu. Ce qui m’intéresse, c’est la performance, le spectacle, le beau geste. »
Lorsque j’ai enfin rencontré Philippe en 1980, j’ai réalisé que tous mes sentiments à son égard avaient été justes. Ce n’était pas un casse-cou ou un cascadeur mais un artiste singulier qui savait parler de son travail avec intelligence et humour. Comme il me l’a dit ce jour-là, il ne voulait pas que les gens le considèrent comme un autre « acrobate muet ». Il m’a parlé de certaines choses qu’il avait écrites – des poèmes, des récits de ses aventures à Notre-Dame et au World Trade Center, des scénarios de films, un petit livre sur le funambulisme – et j’ai dit que je serais intéressé de les voir. Plusieurs jours plus tard, j’ai reçu par la poste un volumineux paquet de manuscrits. Une note d’accompagnement expliquait que ces écrits avaient été rejetés par dix-huit éditeurs différents en France et en Amérique. Je n’ai pas considéré cela comme un obstacle. J’ai dit à Philippe que je ferais tout mon possible pour lui trouver un éditeur et j’ai également promis de servir de traducteur si nécessaire. Compte tenu du plaisir que j’avais reçu de ses performances dans la rue et sur le fil, cela me semblait être le moins que je puisse faire.
On the High Wire est à mon avis un livre remarquable. Non seulement il s’agit de la première étude sur le high-wire walking jamais écrite, mais c’est aussi un testament personnel. On y apprend à la fois l’art et la science du funambulisme, le lyrisme et les exigences techniques du métier. En même temps, il ne faut pas le prendre pour un livre de recettes ou un manuel d’instructions. Le funambulisme ne peut pas vraiment être enseigné : c’est quelque chose que l’on apprend par soi-même. Et il est certain qu’un livre serait le dernier endroit où se tourner si l’on voulait vraiment s’y mettre.
Le livre est donc une sorte de parabole, un voyage spirituel en forme de traité. À travers tout cela, on sent la présence de Philippe lui-même : c’est son fil, son art, sa personnalité qui informent l’ensemble du discours. Personne d’autre, finalement, n’y a sa place. C’est peut-être la leçon la plus importante que l’on puisse tirer de ce livre : la corde raide est un art de la solitude, une manière d’appréhender sa vie dans le coin le plus sombre et le plus secret de soi. Lorsqu’on le lit attentivement, le livre se transforme en l’histoire d’une quête, le récit exemplaire de la recherche de la perfection par un homme. En tant que tel, il a plus à voir avec la vie intérieure qu’avec la corde raide. Il me semble que quiconque a déjà essayé de bien faire quelque chose, quiconque a déjà fait des sacrifices personnels pour un art ou une idée, n’aura aucun mal à comprendre de quoi il s’agit.
Jusqu’à il y a deux mois, je n’avais jamais vu Philippe se produire sur la corde raide en plein air. Une performance ou deux au cirque, et bien sûr des films et des photographies de ses exploits, mais aucune promenade en plein air en chair et en os. J’en ai finalement eu l’occasion lors de la récente cérémonie d’inauguration de la cathédrale Saint Jean le Divin à New York. Après une interruption de plusieurs décennies, la construction de la tour de la cathédrale était sur le point de reprendre. En une sorte d’hommage aux fildeféristes du Moyen-Âge – les joglars de l’époque des grandes cathédrales françaises – Philippe avait conçu l’idée de tendre un câble d’acier du haut d’un grand immeuble d’habitation de l’avenue Amsterdam jusqu’au sommet de la cathédrale d’en face, soit un parcours incliné de plusieurs centaines de mètres. Il irait d’un bout à l’autre, puis remettrait à l’évêque de New York une truelle en argent, qui servirait à poser la première pierre symbolique de la tour.
Les discours préliminaires ont duré longtemps. Les uns après les autres, les dignitaires se sont levés et ont parlé de la cathédrale et du moment historique qui était sur le point de se produire. Des ecclésiastiques, des fonctionnaires de la ville, l’ancien secrétaire d’État Cyrus Vance – tous ont fait des discours. Une grande foule s’était rassemblée dans la rue, principalement des écoliers et des habitants du quartier, et il était clair que la majorité d’entre eux étaient venus pour voir Philippe. Au fur et à mesure que les discours s’enchaînent, la foule parle et s’agite. Le temps de fin septembre est menaçant : un ciel gris pâle et brut, le vent qui commence à se lever, des nuages de pluie qui s’amoncellent au loin. Tout le monde est impatient. Si les discours se prolongeaient, peut-être faudrait-il annuler la promenade.
Heureusement, le temps a tenu, et enfin le tour de Philippe est arrivé. La zone située sous le câble a dû être débarrassée des gens, ce qui signifie que ceux qui, un instant auparavant, tenaient le devant de la scène, étaient maintenant poussés sur le côté avec le reste d’entre nous. La démocratie m’a plu. Par hasard, je me suis retrouvé au coude à coude avec Cyrus Vance sur les marches de la cathédrale. Moi, dans mon blouson de cuir usé, et lui dans son impeccable costume bleu. Mais cela ne semblait pas avoir d’importance. Il était tout aussi excité que moi. J’ai réalisé plus tard qu’à n’importe quel autre moment, j’aurais pu rester bouche bée à l’idée de me trouver à côté d’une personne aussi importante. Mais rien de tout cela ne m’a effleuré à ce moment-là. Nous avons parlé de la corde raide et des dangers que Philippe aurait à affronter. Il semblait vraiment impressionné par tout cela et ne cessait de lever les yeux vers le fil, tout comme moi et les centaines d’enfants qui nous entouraient. C’est alors que j’ai compris l’aspect le plus important de la corde raide : elle nous ramène tous à notre humanité commune. Un secrétaire d’État, un poète, un enfant : nous sommes devenus égaux aux yeux des uns et des autres, et donc une partie des uns et des autres.
Une fanfare joua une fanfare de la Renaissance depuis un endroit invisible derrière la façade de la cathédrale, et Philippe émergea du toit du bâtiment de l’autre côté de la rue. Il était vêtu d’un costume médiéval en satin blanc, la truelle d’argent suspendue à une ceinture à son côté. Il salua la foule d’un geste gracieux et bravache, saisit fermement sa perche d’équilibre à deux mains et commença sa lente ascension le long du fil. Pas à pas, je me suis sentie monter là-haut avec lui, et peu à peu ces hauteurs semblaient devenir habitables, humaines, remplies de bonheur. Il a glissé sur un genou et a salué la foule à nouveau ; il s’est tenu en équilibre sur un pied ; il s’est déplacé délibérément et majestueusement, en respirant la confiance. Puis, soudainement, il est arrivé à un endroit du câble suffisamment éloigné de son point de départ pour que mes yeux perdent le contact avec toutes les références environnantes : l’immeuble, la rue, les autres personnes. Il était presque directement au-dessus de ma tête et, alors que je me penchais en arrière pour admirer le spectacle, je ne voyais plus que le câble, Philippe et le ciel. Il n’y avait rien d’autre. Un corps blanc contre un ciel presque blanc, comme s’il était libre. La pureté de cette image s’est gravée dans mon esprit et elle y est encore aujourd’hui, entièrement présente.
Du début à la fin, pas une seule fois je n’ai pensé qu’il pourrait tomber. Le risque, la peur de la mort, la catastrophe : cela ne faisait pas partie de la performance. Philippe avait assumé l’entière responsabilité de ce qu’il faisait, et je sentais que rien ne pouvait ébranler cette détermination. Le funambulisme n’est pas un art de la mort mais un art de la vie – une vie vécue jusqu’à l’extrême de la vie. C’est-à-dire une vie qui ne se cache pas de la mort mais la regarde en face. Chaque fois qu’il pose le pied sur le fil, Philippe s’empare de cette vie et la vit dans toute son exaltante immédiateté, dans toute sa joie héroïque et planante.
Qu’il vive jusqu’à cent ans.
Le dernier roman de Paul Auster, 4 3 2 1, a été finaliste du Man Booker Prize 2017. Il est l’éditeur de The Random House Book of Twentieth-Century French Poetry. Talking to Strangers, un recueil de non-fiction dans lequel figure également cette introduction, est paru le mois dernier chez Picador.