Texte complet
Du don au vandalisme
23Le symbolisme utilisé par ces fidèles effectuant leur pèlerinage sur la tombe comporte des traits communs qui permettent d’identifier un aspect rituel dont les éléments les plus représentatifs transcendent les frontières géographiques ou générationnelles. En général, les fans de Jim Morrison se sentent obligés d’avoir son image (souvent juste son visage) sur eux d’une manière ou d’une autre, ce qui leur permet de la contempler intimement ou de la partager en la montrant à d’autres personnes, qu’il s’agisse de fans de Jim ou de simples personnes rencontrées sur leur chemin. Apparaissant sur des t-shirts, des casquettes, des bandanas ou des morceaux de tissu, l’affichage de l’image de Jim est un signe de ralliement visuel. C’est une étape clé dans la démarche qui conduit les fans vers le petit « sanctuaire » que représente la tombe. Parfois, elle peut être remplacée ou accompagnée d’autres images de grande valeur pour la communauté des fans, comme l’inscription « The Doors » ou l’image d’un lézard, l’animal préféré de Jim. Plus rarement, on trouve d’autres symboles liés à la figure de Jim Morrison et à la période historique et culturelle sur laquelle il a contribué à laisser une marque si indélébile : il peut s’agir de symboles de paix ou d’anarchie, ou même d’une feuille de marijuana.
24Ce look semble être un autre signe qui aide les individus à se rapprocher de leur icône : cheveux longs et bouclés, lunettes de soleil, cigarette entre les lèvres, chemise, pantalon en cuir noir et bottes. Bien que ces individus ne représentent qu’un faible pourcentage (mais non négligeable), ils cultivent une apparence inspirée de celle de Jim Morrison. Ils sont sans doute moins frappants que les sosies d’Elvis Presley qui surgissent plus d’une fois dans la vie ou à la télévision, mais ils restent intéressants à voir et très appréciés des autres touristes, qui demandent souvent à les prendre en photo à côté de la tombe de Jim…
25La relation avec l’esprit de Jim Morrison et ce qu’il incarne encore ne s’arrête pas à une visite sur le site de sa tombe vêtu d’un t-shirt des Doors, en laissant une offrande, un court moment de souvenir et une photo prise à côté du monument. Au cours des quarante années qui nous séparent désormais du 7 juillet 1971, date de son enterrement, le phénomène de dévotion populaire sur la tombe de Jim a développé des formes et des pratiques uniques et inattendues. Beaucoup d’entre elles ont maintenant contribué à créer le parcours rituel permettant ce qui est considéré comme la manière la plus appropriée d’honorer la mémoire de Jim et les « enseignements » qu’il a laissés à travers ses actions et ses paroles. Ce voyage n’est ni codifié, ni régi par une structure ou une doctrine, mais est plutôt le résultat d’un processus d’observation et de répétition mimétique de certains comportements observés chez ceux qui ont déjà effectué le voyage. Alors que ces pratiques se transmettaient autrefois de bouche à oreille et par les traces laissées dans le cimetière par les fans (graffitis, inscriptions), elle peut désormais s’appuyer sur de nouveaux moyens de diffusion, notamment Internet.
26Parmi les rituels qu’il « faut » accomplir pour prétendre à une relation directe et privilégiée avec la tombe de Jim Morrison et son esprit qui plane à proximité, le plus célèbre consiste à allumer et fumer une cigarette – mieux encore, un joint – à proximité de la tombe. Les visiteurs peuvent également balancer ce joint à l’intérieur de la bordure de pierre sous laquelle repose Jim, comme s’ils faisaient une offrande au chanteur. Des paquets de cigarettes figurent également parmi les objets régulièrement déposés sur la tombe. Grand fumeur, Jim Morrison était aussi un buveur, consommant souvent des quantités exceptionnelles d’alcool. De mes propres observations, j’ai noté la fréquence à laquelle on trouve sur sa tombe des bouteilles de vin ou de liqueur, des canettes de bière et des coupes de champagne. Bien que parfois non ouvertes, la majorité de ces bouteilles sont laissées sur la tombe une fois vidées, car boire une bouteille ou proposer un toast à la santé de Jim sur sa tombe est l’un des actes les plus célèbres entrepris par les fans, à juste titre en raison du lien inextricable (à la fois dans la réalité et dans la construction de sa légende) formé entre le chanteur et l’alcool, d’autant plus que la consommation d’alcool (et, bien sûr, de drogues) est interdite dans l’enceinte du cimetière ; cela ne fait qu’augmenter la valeur transgressive de ces actions pour ceux qui les entreprennent.
27Je me souviens avoir vu un jour un agent de sécurité réprimander sévèrement deux couples américains d’une cinquantaine d’années qui, sans se soucier de la présence de l’agent de sécurité, avaient sorti une bouteille de champagne et quatre verres et portaient un toast à la mémoire de l’artiste. Même après que l’agent de sécurité leur ait expliqué dans un anglais parfait qu’ils se trouvaient dans un cimetière et non dans un café, les deux couples ne se sont pas éloignés et ont continué à se promener autour de la tombe, la bouteille et les verres toujours à la main. L’agent de sécurité, m’ayant repéré, m’a dit en français : » Ils savent que je vais finir ma tournée, et ils attendent que je parte avant que mon collègue arrive… Mais je reste ici jusqu’à ce qu’il arrive, même si je dois attendre une demi-heure » (juin 2009).
28Critiqués par d’autres habitués du cimetière, certains fans peuvent profiter de leur promenade vers la tombe pour prendre des fleurs, des plantes et d’autres cadeaux dans d’autres lieux de sépulture, qu’ils déposent ensuite sur la tombe du chanteur. Et s’il est vrai que de nombreux visiteurs laissent des hommages de toutes sortes, un nombre tout aussi important d’entre eux ont également emporté des objets au fil des ans : c’est le cas du buste et des coquillages qui ornaient autrefois la tombe et qui ont aujourd’hui disparu. La pratique consistant à voler ou à s’approprier des parties du tombeau, des hommages ou des objets laissés par les pèlerins précédents, ainsi que tout autre objet tangible ayant un lien étroit avec ce personnage célèbre devenu objet de dévotion, est très répandue et bien documentée, tant dans le passé que dans le présent. Le parallèle avec les reliques de saints et leur culte séculaire au sein des religions catholiques et orthodoxes est frappant, tout comme le parallèle avec le « marché de la dévotion » pour les lieux où ont vécu et sont morts des saints et des martyrs et qui sont désormais des lieux de pèlerinage.
Des bouteilles de whisky et des crânes sur la tombe (photo de l’auteur, 2009).
Bouteilles de whisky et têtes de mort sur la tombe (photo de l’auteur, 2009).
29Au fil de ces pages, j’ai démontré que la culture rock possède également ses propres lieux de pèlerinage, la tombe de Jim Morrison étant l’un des exemples les plus célèbres au monde. Cependant, l’absence d’une organisation structurée (comme l’église catholique de Saint-François d’Assise ou le domaine qui gère l’héritage d’Elvis Presley, organisant l’accès à la tombe, les offrandes, la vente de bibelots, la mise à disposition de livres où les visiteurs peuvent consigner leurs sentiments) fait que les fidèles agissent ici seuls, avec des effets faciles à imaginer : « Munis d’un marqueur conçu à cet effet, ils griffonnent quelques lignes teintées de ferveur et d’admiration, trahissant parfois une grande émotion, et affichant la date et leur nom. Il ne s’agit pas d’actes vandales ou blasphématoires ; la transformation du mur en dépôt de prières écrites (et plus généralement du parement de l’édifice en écritoire) est le signe d’un rapport détendu au lieu sacré » (Segré 2002, 150).
30Au fil du temps, la vision commune du lien de Jim avec la consommation de substances susceptibles de modifier son état de conscience et de perception a eu un effet non négligeable sur l’émergence de pratiques illicites sur le site. En dehors des petits vols de « souvenirs », les autorités chargées de la surveillance des abords de la tombe ont été confrontées à d’autres formes de déviance, plus graves. Jusqu’à la fin des années 1990, cette petite zone du Père-Lachaise était surtout connue comme l’un des quartiers de Paris où l’on pouvait acheter et consommer de la drogue sur place. Les récits des plus anciens employés et habitués du cimetière parlent de dealers (parfois eux-mêmes passionnés par la musique des Doors) se mêlant aux fans de Jim et vendant du haschisch, de la marijuana et des drogues de synthèse dans une ambiance qui ressemblait plus à celle d’une rave party qu’à celle d’une nécropole. » Des junkies du monde entier convergent vers le Père-Lachaise et, sous le faux prétexte d’être des admirateurs de Jim Morrison, se livrent à un avilissement hautement déplorable des abords de sa tombe » (Dansel 1999, 149). C’est en ces termes que Michel Dansel résume son état d’esprit de visiteur régulier du cimetière confronté au spectacle qui l’attend presque chaque jour lorsqu’il s’approche de la tombe de Morrison. Et comme c’est le cas pour toute célébration qui se respecte, la musique était – et est toujours – l’un des éléments clés de la dévotion populaire sur la tombe de Jim, encore plus si l’on se rappelle son statut de rock star. Bien sûr, il s’agit presque toujours de musique des Doors, offerte (on pourrait dire imposée) aux autres visiteurs, usagers et employés du Père-Lachaise par le biais de chaînes stéréo, de guitares, de bongos ou de chants en chœur. Dans le contexte décrit ci-dessus, il est clair que les autres visiteurs du Père-Lachaise considèrent souvent que les attitudes affichées au sein du cimetière par les fans de Jim Morrison sont profanatrices et déplacées.
31Ces observateurs ignorent le fait que le comportement qu’ils condamnent et jugent intolérable est, pour ceux qui l’affichent, un pas décisif vers une fusion totale avec l’objet de leur admiration, vers la plus haute forme de dévotion à Jim et à l’exemple qu’il a laissé dans sa vie et ses actions. Jim Morrison, symbole d’une jeunesse rebelle, ne peut être vénéré que par des actes de transgression entrepris en son nom et en son honneur. Je ne compte plus le nombre de jeunes qui m’ont dit, dans des langues diverses : » Je suis sûr que Jim approuverait la façon dont nous marquons sa mémoire. «
32Ces différentes perceptions du cimetière nous ramènent à la question des multiples façons dont des milliers de personnes différentes voient et vivent un lieu qui reste, avant tout, une nécropole. L’office de conservation protège le cimetière avec les moyens dont il dispose, dans le but de le préserver dans la mesure des ressources disponibles. Le manque de contrôle et de surveillance adaptés aux besoins d’un cimetière qui attire des milliers de visiteurs par jour a fait que le Père-Lachaise est finalement devenu un lieu permettant des comportements qui seraient inacceptables ailleurs. Lieu de prédilection pour l’expression politique et idéologique dissidente (Tartakowsky 1990), la drague homosexuelle masculine (Teboul 1989), le vol de bustes, de vitraux et de métaux en général, et le tournage de films amateurs aux inspirations souvent douteuses, le Père-Lachaise est ainsi devenu un haut lieu de la transgression à Paris au sein de l’imaginaire collectif (Giampaoli 2010).
33La tombe de Jim Morrison est la scène principale où se déroulent ces actes illicites. Ici, plus qu’en tout autre lieu, le bureau de la conservation a mis en place des stratégies de surveillance du monument et des alentours destinées à lutter contre les excès des fans. Depuis plusieurs années, une caméra cachée à l’intérieur d’un petit lampadaire placé à côté de la tombe surveille les alentours, devenus un marché de la drogue. Le fait qu’il s’agisse du seul lampadaire de tout le cimetière (qui ferme également avant le coucher du soleil) a rapidement révélé sa véritable fonction aux visiteurs les plus avisés. La présence constante d’au moins un agent de sécurité près de la tombe s’est donc chargée de tenter de prévenir les comportements les plus dangereux. Cet effort de prévention a également été l’une des causes du retrait d’un deuxième buste qui était placé sur la tombe : l’administration a reconnu et craint le pouvoir que sa présence (comme celle du premier buste) pouvait avoir pour stimuler et générer des troubles parmi les nombreux admirateurs (masculins et surtout féminins) du chanteur. « Le service de nettoyage enlève tout, sauf les fleurs. Tout ce qui pourrait être utilisé pour créer du désordre est enlevé. On enlève tous les objets, tous les symboles qui pourraient servir d’attraction… Même le buste a disparu ! » (entretien avec Guy, un ancien agent de sécurité du Père-Lachaise, octobre 2008).
34Le service de conservation du Père-Lachaise a tenté de réduire certaines de ces formes de comportement, avec un certain succès, par la présence quasi constante d’un bureau de sécurité sur place. Au début des années 2000, le service des cimetières a enfin installé une clôture en fer autour de la tombe et de ses environs, sur un périmètre d’environ 30 mètres, afin d’éviter que ceux qui veulent s’y rendre n’endommagent également les tombes et chapelles environnantes. Les efforts des autorités ont effectivement permis de diminuer les épisodes les plus controversés près de la sépulture de Jim Morrison et dans le cimetière en général, notamment au cours des dix dernières années. Malgré cela, la tombe reste la plus sensible, la plus difficile à gérer et la moins « présentable » de tout le cimetière ; et elle reste tout aussi populaire, contribuant ainsi à la renommée mondiale de ce majestueux cimetière parisien. Les centaines de personnes qui ont envahi le cimetière le 3 juillet 2011, jour du quarantième anniversaire de la mort du chanteur, et qui ont passé des heures installées autour de la tombe à chanter à tue-tête la majorité du répertoire de The Doors, n’ont fait que confirmer une fois de plus à la fois l’attraction qu’exerce encore ce lieu et sa puissance transgressive.
35La mort précoce de Jim Morrison est l’un des éléments qui a le plus contribué à fixer (et à mythifier) son image de rock star et de sex-symbol pur et dur, sa tombe au Père-Lachaise devenant rapidement la toile de fond parfaite pour suivre son exemple transgressif : Il semblerait que la seule façon de rendre hommage à Jim soit de reproduire dans ce petit coin de la Division 6 ce que le chanteur a fait durant sa courte vie, c’est-à-dire dépasser les limites, se consacrer à l’excès et adopter un comportement à la fois libre et provocateur. Approvisionnement et consommation de drogues (notamment de joints) et d’alcool sur place ; rave-parties improvisées au son des guitares et des radios à plein volume ; inscriptions et graffitis sur des dizaines de murs de la chapelle ; canettes de bière, bouteilles de champagne, cigarettes et soutiens-gorge déposés comme des ex-voto modernes… Toutes ces pratiques et formes d’expression ont contribué à faire de sa tombe une forme de » lieu saint du rock » au cœur de Paris. Le flux de personnes qui vont et viennent sur la tombe est continu, cosmopolite, multilingue et bruyant, et semble avoir fait du Père-Lachaise (le cimetière le plus visité du monde) une sorte de reproduction à petite échelle de Paris (la ville la plus visitée du monde) qui s’étend juste au-delà de ses murs. C’est une ville pour laquelle le visage de Jim est l’une des images les plus représentatives pour des millions de personnes du Canada à l’Australie.
36En ce qui concerne le Père-Lachaise, malgré ses liens historiques avec la Commune de Paris et les grandes batailles sociales des XIXe et XXe siècles, son rôle de mémorial des horreurs de la Seconde Guerre mondiale à travers les monuments qui y ont été érigés en souvenir des camps de concentration nazis, et le fait qu’il abrite la dernière demeure de figures qui ont marqué l’histoire de l’humanité au cours des derniers siècles, la majorité des visiteurs le connaissent encore comme « le cimetière de Jim Morrison ». La star américaine a ainsi joué un rôle dans la construction de la réputation de Paris.